Comme vous le voyez, j’ai préparé des notes, juste pour aborder certains points précis, n’ayant pas l’intention de faire un discours. Je ferais plutôt quelques considérations sur le thème annoncé : Regard de l’Église sur les défis de notre société française et européenne.
Si vous me le permettez, je commence par une expérience personnelle.
J’ai grandi en plein ferment ecclésial, culturel et social de l’après Concile Vatican II, célébré dans les années 1962 – 1965. Les études bibliques et théologiques nous ouvraient des horizons fascinants. Mais une idée en particulier m’avait interpelé et a ensuite modelé ma formation et l’activité qui m’était demandé d’avoir dans l’Église, qui était de travailler dans les représentations du Pape à l’étranger.
Et l’idée était celle-ci : « Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu » (GS, 76.3).
C’était l’idée de la centralité de l’homme, de la personne humaine, que, indépendamment de ses appartenances culturelles, sociales, politiques ou ethniques, la société est appelée à promouvoir et à soutenir en collaboration avec d'autres institutions, comme l'Église catholique, institution religieuse et morale. Donc, la raison de notre existence, de la vôtre comme élus et administrateurs, et de la nôtre, ecclésiale, religieuse, morale, culturelle, est le service pour le plein épanouissement des personnes et donc des différentes communautés de notre territoire. Ce service nécessite de collaborer.
A cette époque, dans ma région en Italie du Nord, l’ancienne Savoie transalpine, et donc relativement semblable à la région française, l’image classique de la relation communauté politique – communauté ecclésiale, entre élus, administrateurs d’une part et évêque, clergé d’autre part des villes et villages était un peu celle du soutien mutuel pour obtenir le bien-être et le développement de sa propre « boutique », la bienveillance électorale envers la classe politique et administrative en exercice et quelque privilège et aide pour l’organisation ecclésiale, paroissiale. C'est cette perspective quelque peu étroite que la nouvelle approche du Concile Vatican II entendait dépasser et libérer, en portant plutôt l'attention sur la personne humaine, le citoyen ordinaire, le croyant.
Je ne vais pas développer comment ce concept s’est traduit dans la réalité et a évolué au cours de mes quarante années de service dans les représentations pontificales. Ce n’est pas non plus mon intention d’examiner comment cette approche des relations entre communauté politique et religieuse – dans notre cas, l’église catholique – s’est développée ici en France, sous le concept de la laïcité. Il suffit de dire que la notion de laïcité, spécialement dans le milieu civil et public, prend aujourd’hui des sens assez variés et souvent contradictoires.
Je voudrais, plustôt, passer à une deuxième considération. Et, là, je m’appuie sur un fait d’actualité socio-politique récent, que nous avons peut-être encore tous à l’esprit.
La proposition des lignes directrices de la Commission européenne, publiée en novembre dernier, visant à supprimer une série de termes pour permettre une "communication correcte", a suscité de nombreuses discussions. Parmi ceux-là, l’expression « bon Noël » à remplacer par « bonnes fêtes ». C’est le signe d’une tendance plus générale à effacer de tout le continent ce qui n’apparait pas en accord avec ce que l’on croit être le sentiment commun : pensons aux tentatives de réécrire l’histoire, de purifier les textes d’histoire, de littérature ou des œuvres d’art considérés politiquement incorrects. Mais, à la différence des monuments abattus, ou des censures qui peuvent être faites ici ou là, il est significatif que le document, même s’il a été retiré rapidement, provienne d’un organe de gouvernance institutionnel : il s’agit d’une initiative visant à donner une orientation comportementale précise.
Une décision qui suscite de nombreuses questions. Effacer les différences et les traditions historiques qui ont contribué à former l’identité d’une nation, d’un continent, amènerait à la dictature de la « pensée unique », qui est celle de la mode du moment.
Comme le disait le Pape François récemment, je crois qu'il s'agit d'une forme de colonisation idéologique qui ne laisse pas de place à la liberté d'expression et qui, aujourd'hui, prend de plus en plus la forme de la cancel culture qui envahit de nombreux domaines et institutions publiques. Au nom de la protection de la diversité, on finit par effacer le sens de toute identité, avec le risque de faire taire les positions qui défendent une idée respectueuse et équilibrée des différentes sensibilités. On assiste à l’élaboration d'une pensée unique – dangereuse - contrainte de nier l'histoire, ou pire encore, à la réécrire sur la base de catégories contemporaines, alors que toute situation historique doit être interprétée selon l'herméneutique de l'époque et non selon l’herméneutique actuelle.
Alors qu’elle tente d’éliminer cet héritage par elle-même, l’Europe n’est plus tolérante, mais devient plus fragile et plus pauvre. La tendance actuelle à ériger des murs, à refuser l’accueil et l’hospitalité est une conséquence de l’acceptation manquée de son propre patrimoine culturel : ce n’est pas par hasard que l’hôte et l’étranger étaient mis en valeur dans la tradition classique et biblique, qui considérait l’étranger protégé par Dieu.
Et maintenant, je passe à un autre sujet d’actualité.
Un des grands tabous de la société d’aujourd’hui s’appelle justement « Dieu ».
Déjà en 1988, à l’occasion de la première rencontre d’un Pape – c’était le Pape Jean Paul II – avec le Parlement européen à Strasbourg, cette question a été abordée : Dieu et la fin ultime de l’homme sont des sujets qui ont caractérisé la culture européenne au plus haut point. Durant ces dernières décennies, des courants de pensée ont peu à peu éloigné Dieu de la compréhension du monde et de l’homme. Comment pourrons-nous concevoir l’Europe privée de cette dimension transcendante ?
J’en ai souvent parlé avec un collègue qui, pendant plus de vingt ans, a travaillé sur les questions européennes. Nommé Nonce Apostolique auprès de l’Union Européenne, il est arrivé en août dernier, avant d’être emporté en décembre par un grave problème de santé.
Si nous revenons en arrière, face aux problèmes d’actualité, nous trouvons deux questions de fond qui me paraissent essentielles pour l’avenir de l’Europe.
Notre observation et notre expérience se rejoignaient sur le fait que la première question de fond décisive pour l’avenir de l’Europe reste celle de Dieu. Elle est présentée de façon dramatique et lucide dans une célèbre page du philosophe Friedrich Nietzsche, intitulée L'insensé (Le gai savoir, n.125). « N'avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l'un… Ou bien s'est-il caché ? … A-t-il émigré ? — ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou sauta au milieu d'eux et les transperça de son regard. « Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l'avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins !... On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem æternam deo. Expulsé et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : « A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? »
L’homme fou nous réserve une première surprise : allumer une lanterne en plein jour. Même l’homme européen commence aujourd’hui à ressentir le besoin de rallumer une lanterne au moment même où tout semble clair. Même la clarté héritée du siècle des Lumières ne semble plus suffisante. L’homme est à la recherche de Dieu, de la vérité, même si dans le "marché européen" il y a des personnes qui paraissent snober le problème ou du moins se montrer indifférentes.
La nouvelle dramatique de cet homme fou est celle d’un assassinat : Dieu lui-même a été tué et les responsables sont les hommes européens, qui ont commencé à vivre "comme si Dieu n’existait pas". L’homme européen décide de "devenir comme Dieu" en marchant dans l’autonomie de Dieu, dans la solitude.
Si Dieu est mort, s’il manque l’absolu, l’homme tombe toujours dans la tentation d’absolutiser quelque chose d’autre : lui-même, une science, une idéologie, un groupe. Si Dieu n’existe pas, chaque individu, chaque science, chaque groupe peut s’arroger la prétention d’être dieu, d’avoir la vérité et d’être la mesure de toutes choses. S’il existe une Transcendance, tous les pouvoirs humains et toutes les prétentions d’avoir l’exclusivité de la vérité sont relativisés. Seule la référence à Dieu peut relativiser les pouvoirs de la terre et empêcher qu’ils soient proposés comme absolus.
La dernière considération que je voudrais aborder est liée à la situation européenne dans le contexte mondial et c’est l’urgence d’avoir un horizon.
"Celui qui n’a pas d’horizon, surestime et exagère ce qui lui est le plus proche", affirmait un philosophe contemporain ayant vécu pas loin d’ici.
L’horizon des problèmes auxquels nous sommes confrontés est le monde entier. Nous ne pouvons pas isoler nos pays du monde entier. Face à la globalisation et à l’universalité des problèmes, il est urgent qu’il y ait des personnes capables de considérer la fraternité universelle de la famille humaine.
Nous devons également nous rappeler que l’horizon est surtout le point où la terre rencontre le ciel. Tel est l’horizon qui tire la lumière pour l’action historique.
Le Pape François, en particulier avec les encycliques "Laudato sì" et "Fratelli tutti", nous invite à garder ouvert l’horizon. Pour avoir la lumière sur l’avenir de l’Europe, il faut toujours garder à l’esprit la complexité des problèmes. Le thème de l’environnement n’est pas seulement scientifique et technique, mais aussi économique, social, politique, culturel, religieux, c’est pourquoi il appartient à la doctrine sociale de l’Église.
Si l’Europe visait à être un artisan de paix dans le monde, elle récupèrerait la vocation inscrite dans ses racines, l’âme et l’idéal dont parlait un de ses initiateurs, Robert Schuman. Elle susciterait un intérêt particulier dans le monde des jeunes que tous cherchent aujourd’hui à récupérer à la cause de l’union.
Il me semble que même dans ce contexte d’horizons élargis, l’Europe doit redécouvrir le talent du christianisme qu’elle est parfois tentée d’enterrer.