Mgr Migliore, intervention auprès des prêtres, diacres et laics en mission écclésiale

sur le thème de "La Mission de l’Église aujourd’hui"

Je suis heureux de pouvoir faire cette rencontre avec vous tous. Nous avons un peu moins d'une heure à disposition. Je vais dire quelque chose sur le sujet de cette conversation La Mission de l’Eglise aujourd’hui. Mais je vais essayer de limiter mon intervention pour laisser la place à vos observations. En effet, je suis plus intéressé à entendre ce que vous, qui êtes actifs sur le terrain, avez à dire à ce propos sur la base de votre expérience.

À mon avis, la première question de fond décisive pour l’Église, pour le christianisme aujourd’hui, reste celle de Dieu. Elle est présentée de façon dramatique et lucide dans une célèbre page du philosophe Friedrich Nietzsche, dans l’ouvrage : Le gai savoir, n.125.

« N'avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l'un… Ou bien s'est-il caché ? … A-t-il émigré ? — ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou sauta au milieu d'eux et les transperça de son regard. « Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l'avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! »

Aujourd’hui, l’athéisme théorique et conséquent a disparu peu à peu, alors que se diffuse ce que l’on nomme « apathéisme », c’est-à-dire apathie, indifférence envers l'existence d'un dieu; la question de l'existence de Dieu est sans importance.

Il faut bien reconnaître que, dans différents contextes mondiaux, géographiques mais surtout intellectuels, il semble que l’on ait décrété « l’expulsion culturelle » de la religion non seulement de la place publique mais aussi de la culture qui est répandue.

Le néologisme ex-culturation, utilisé par la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger, entend exprimer la grande nouveauté du processus en question. La religion, et plus précisément le catholicisme, ne ferait plus partie des référence communes de l’univers culturel français et de tant d’autres parties du monde, pouvons-nous dire. Le nuage sombre qui ne laisse pas entrevoir le ciel est constitué précisément par cet univers culturel qui a décrété l’insignifiance et l’inexistence du ciel, déclarant que les valeurs et les représentations du christianisme sont en dehors, et doivent rester en dehors, du champ culturel et social.

Dans ce contexte de fond, d’autres défis spécifiques émergent avec lesquels l’Église est appelée à se confronter.

Le premier est le défi que nous pouvons appeler anthropologique. L’interprétation et la gestion de l’humain sont arrivées à un point de rupture, même si nous ne le réalisons probablement pas assez. Ce qui est en jeu c’est de savoir qui est l’être humain, d’où vient-il et où va-t-il. La question du féminin et du masculin, de l’identité de chacun et de la relation entre les deux, la question du genre, la transmigration d’un genre à l’autre.

        Le second défi, pour le dire avec les mots de Benoît XVI, est que le projet créateur de Dieu est remis en cause, c’est-à-dire que l’on veut intervenir avec agressivité sur l’ADN de la création, sur le début et la fin de vie : l’ingénierie génétique, les organes cybernétiques et bioniques, la robotique, l’intelligence artificielle.

        Un autre défi est celui du pluralisme culturel, de l’unité dans la différence qui, en soi, marque la civilisation humaine au niveau personnel, socio-culturel, socio-politique, religieux. Défi qui à son tour est lié à celui ouvert par le brassage des peuples et des sociétés résultant des proportions énormes prises par le phénomène migratoire que le Pape François discerne comme « le signe de l’époque » de la transition en cours.

Puis, il y a le défi social et environnemental. Le Pape François avoue qu’à Aparecida, lorsque les évêques brésiliens parlaient de la question de l’Amazonie, il se demandait en quoi cela pouvait bien concerner l’évangélisation et la promotion humaine. Depuis – confesse-t-il – il l’a compris ! La question sociale est effectivement liée à la question environnementale : deux points de rupture qui deviennent un unique point de rupture.

Enfin, en ce qui concerne plutôt l’Église comme institution au niveau universel, se pose le défi de ce qui est appelé la gouvernance.

Nous vivons dans une ère totalement inédite, avec un changement d’époque, face à laquelle les religions se trouvent toutes un peu embarrassées.

Depuis quelques temps, de nombreux sociologues des religions parlent de la fin de la chrétienté.

Le philosophe Rémy Brague, dans une interview à la veille de la remise du Prix Ratzinger en 2012, affirmait : « Le Christ n’est pas venu pour construire une civilisation, mais pour sauver les hommes de toutes les civilisations. Celle qui s’appelle chrétienté ou « civilisation chrétienne » n’est rien d’autre que l’ensemble des effets collatéraux que la foi en Christ a produit sur les civilisations qui se trouvaient sur son chemin. Quand on croit à Sa résurrection, et à la possibilité de la résurrection de chaque homme en Lui, on voit tout de manière différente et on agit en conséquence dans tous les domaines. Mais il faut beaucoup de temps pour s’en rendre compte et pour le réaliser dans les faits. Pour cela, peut-être, nous sommes seulement au début du christianisme ».

Dans le travail culturel et religieux de notre époque, on perçoit quelques pistes assez claires qui laissent présager la possibilité de commencer, avec le temps, une nouvelle époque : pistes qui demandent, chacune, prise de responsabilité, lecture sage, discernement opérationnel, expérimentation prophétique.

En fait, l’homme fou de Nietzsche nous réserve une première surprise : allumer une lanterne quand il y a la pleine lumière du matin. Même l’homme occidental et peut-être l’homme sous tous les cieux du monde commence aujourd’hui à ressentir le besoin de rallumer une lanterne au moment même où tout semble clair. Même la clarté héritée du siècle des Lumières ne semble plus suffisante. L’homme est à la recherche de Dieu, de la vérité, même si beaucoup des gens semblent snober le problème ou du moins se montrer indifférents.

Si nous voulons le dire encore avec Rémy Brague : « Rousseau l’avait déjà bien vu : l’athéisme ne tue pas les hommes, il les empêche de naître… La demande juste à se poser est si notre civilisation a encore le désir de vivre et d’agir. Et si, plutôt que de l’entourer par des barrières de toutes sortes, il ne serait pas mieux que lui soit redonné ce désir. Pour cela, il convient d’atteindre la source même de la vie, la Vie éternelle. La foi ne produit d’effets que là où elle reste foi, et ne devient pas calcul ».

Dans notre monde, la foi ne sera sauvée que si elle revient à la puissance de sa Parole originelle : celle de Jésus-Christ et, par conséquent, celle transmise par les quatre évangélistes. Marc, Matthieu, Luc, Jean : ces quatre formes de l’Écriture représentent la mémoire fidèle et incorruptible de Jésus-Christ. C’est pourquoi elles sont Parole de Dieu ; et la Parole de Dieu, qui est « vivante et énergique » (Hb 4,12) « peut faire naître des enfants de Dieu à partir de pierres ! » (Lc 3, 8). La Parole évangélique, et celle de toute la Bible, est donc celle qui est juste pour notre temps : elle édifie les croyants, est magnanime pour les non-croyants de bonne volonté, redresse les bons sentiments de tant de chemins spirituels, secoue les indifférents distraits.

        Mais là, il y a une difficulté : pour l’homme de notre temps la parole biblique n’a aucune autorité culturelle.

        Autrement dit : dans le contexte culturel d’aujourd’hui, la parole biblique n’a rien à dire quand il s’agit de réfléchir sur des thèmes d’intérêt vital. La dignité de la pensée revient exclusivement à la philosophie et aux sciences et, dans une certaine mesure, à la littérature et à l’art. Les Écritures bibliques sont confinées dans le registre des récits pour enfants : pensons seulement à la banalisation grossière du texte pourtant si sophistiqué de la Genèse.

        Elles sont parfois comprises comme des conseils spirituels : de pieuses indications pratiques. Surtout, elles sont soupçonnées de tenir un discours irrecevable dans la mesure où elles nomment continuellement « Dieu » comme raison de nos existences.

À quel accueil la Parole de Dieu peut-elle prétendre à une époque comme la nôtre où l’expérience de la foi en Dieu non seulement est jugée comme un placebo qui console et qui n’est plus digne de notre vision du monde, mais encore qui est aussi considérée comme une pesante limitation de l’espace créatif à la disposition de l’homme ? Il suffit de penser au livre de la psychanalyste Julia Kristeva : « Au commencement était l’Amour ».

        En outre, la parole biblique, puisqu’elle prétend dire la « vérité », est vue comme intrinsèquement despotique. La considération nourrie aujourd’hui pour toutes les traditions religieuses de la planète et le détachement progressif ainsi que le ressentiment de l’Occident pour ses racines chrétiennes nous ont amenés à exalter le « polythéisme des différences ». Une religion, une culture en vaut une autre. Par conséquent, Celui qui se présente comme « le chemin, la vérité et la vie », et qui demande une reconnaissance absolue ne peut être accueilli dans ce panthéon. Dans notre contexte culturel, sa demande ne pourra qu’être perçue comme violente, idéologique, fondamentaliste, intolérante.

        Posons-nous la question : d’où vient ce mépris pour les Écritures bibliques ? Dans une large mesure cela dérive de notre histoire.

À l’époque du christianisme de masse, ce qui est appelé « christianitas », le nom de « Dieu » était utilisé pour maintenir un ordre social, religieux et culturel. La foi était considérée essentiellement comme obéissance aux dogmes et aux lois ecclésiastiques. D’où, la conclusion lapidaire de Nietzsche : « Ce n’est que si on laisse tomber ce Dieu, que l’œil pourra s’affiner pour voir cet « être suprême : l’homme ». En outre, les guerres de religions, ou les batailles fratricides des chrétiens européens – catholiques et protestants – des XVIe et XVIIe siècles, au nom de la « foi dans le Dieu de Jésus Christ », ont engendré dans la conscience naissante des Lumières et moderne l’idée que « Dieu » était une force destructrice de l’humanisme civil : seulement la raison séparée de la foi aurait pu garantir une cohabitation sociale adéquate et sauver l’Europe de l’impulsion perturbatrice du fanatisme religieux.

Donc, pour expliquer le sens de la vie de l’homme, depuis mille ans, depuis l’Humanisme, la culture européenne se tourne vers les sciences humaines : la littérature, la philosophie, les sciences et les arts, et non vers la Bible.

        La pensée développée par ces disciplines durant le second millénaire, représente, de façon indiscutable, une réflexion prodigieuse sur l’homme et sur ses dimensions constitutives. C’est une pensée qui s’est développée en dehors des églises, mais non en dehors de la Vérité, parce que personne n’a l’exclusivité de Dieu.

        Dès lors, celui qui veut expliquer la Bible et la faire valoir du point de vue anthropologique, social et ecclésial, doit avoir l’humilité et l’intelligence de se confronter avec ces mondes.

        La Parole biblique reste sans aucun doute la « Parole Ultime ». Elle a donc le droit de convertir, même radicalement, beaucoup de nos théories anthropologiques.

        Sans cette confrontation, la parole des Écritures perdrait de sa force et les hommes de notre temps continueraient à penser que l’Évangile est une affaire de sacristie, parfaitement insignifiante pour les questions réelles de nos vies.

Cela me semble être la voie principale pour relever de manière adéquate les défis illustrés précédemment auxquels l'Église est confrontée aujourd'hui.

 

            Aujourd’hui on parle beaucoup de synodalité. A ce sujet, c'est vous qui pouvez exprimer des remarques non seulement théoriques, mais pratiques, sur la manière dont vous ressentez, dans votre activité pastorale quotidienne, la nécessité ou l'absence de nécessité du « style » synodal ; comment vous l'imaginez et comment vous souhaiteriez qu’il se réalise à la lumière de votre expérience.

Pour cette raison, je laisse volontiers le champ libre à vos réflexions ou éventuelles questions.

 

Article publié par Service communication • Publié le Jeudi 10 mars 2022 - 14h26 • 691 visites

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